Le modèle extrême-oriental des « Trois religions »
Jacques
Huynen
Anthropologue
DEA en Histoire des religions
Résumé : Les
Extrême-Orientaux, l'Asie sinisée, ou l'Asie « à baguettes »
comme disent certains, ont aussi une « théorie des 'trois
religions' qui évoque celle, musulmane, des « trois religions
du Livre ». Mais la ressemblance s'arrête là. En
Extrême-Orient, la victoire du néo-confucianisme au 13e siècle EC
n'a pas signifié la dévalorisation des religions concurrentes, loin
de là.
Au-delà d'une ligne dessinée par l'Himalaya et les déserts d'Asie centrale (Chine, Tibet, Japon, Asie du Sud-Est) domine un type de relations entre les trois religions traditionnelles de l’Extrême-Orient sinisé complètement différent de celui qui caractérise celles qu’entretiennent les « trois religions du Livre » bien que ces dernières y soient aussi présentes depuis le VII e siècle, mais toujours restées minoritaires. Les trois religions1 ici en question sont évidemment celles qui ont depuis plus de trois millénaires formaté les sociétés extrême orientales, à savoir le taoïsme, le confucianisme et le bouddhisme - au Japon un animisme devenu shintoïsme au XIXe siècle, le bouddhisme, et le confucianisme.
Après une période de rapports parfois
conflictuels ces religions s’y sont à partir du VIIIe
EC progressivement amalgamées, avant qu’au XII-XIIIe
siècle EC le néo-confucianisme issu de Zhu Xi formalise leurs
relations, tant en Chine, qu’au Vietnam en Corée ou au Japon, sous
l’idéologie «san jiao guiyi» ou «sanjiao yijiao»
qui en affirme l’unité ou identité : ces trois religions n’en
formeraient qu’une seule.
Cela peut nous étonner car si l’on peut dire
que taoïsme et confucianisme, s’enracinant dans le terreau de
l’animisme chinois, partagent une origine commune, ce n’est pas
le cas du bouddhisme qui vient de l’Inde. De plus si leurs
doctrines peuvent sur le plan métaphysique facilement s’accorder,
elles diffèrent sensiblement par leurs philosophies morales et leurs
implications sociales, bouddhisme et taoïsme prônant le retrait du
monde tandis que le confucianisme prêche l’engagement familial et
social.
Il est vrai que l'État chinois à
certaines époques favorisa ou persécuta l'une ou l'autre de ces
trois religions. Ainsi sous Mao le confucianisme fut-il sévèrement
critiqué. Le bouddhisme eut à souffrir de persécutions violentes
en 444, 626 et 845 après J.-C.2.
Mais l'initiative de ces persécutions fut en général le fait des
autorités, et l'hostilité du confucianisme au célibat des moines
bouddhistes, par exemple, n’aboutit jamais à des phénomènes de
type « pogrome » caractéristiques des relations entre
religions du Livre. De toute manière aucune de ces persécutions ne
furent durables et n'aboutirent à affaiblir le bouddhisme. Au terme
d’une lutte non-sanglante entre la religion « officielle »
(le confucianisme aristocratique et conservateur) d'une part, le
taoïsme populaire et mystique et le bouddhisme d'autre part, la
tendance syncrétique finit par s'imposer sans signifier la défaite
ou la sujétion d'aucune de ces trois religions.
Ainsi que l’écrit Granet3
« la formule courante « les trois religions ne sont
qu'une seule religion » signifie que les Chinois ne se
répartissent pas en sectateurs de l'une ou l'autre des trois
confessions ; dans des cas fixés par la tradition, ils font appel
concurremment à des religieux bouddhistes ou taoïstes, [… ou] à
des lettrés confucianistes ». Mais, au privé, le fait qu'un
même individu puisse s'y réclamer de plusieurs religions ou
philosophies à la fois signifie aussi que l’individu pourra à
certains moments de sa vie éprouver une préférence personnelle
pour l’une ou l’autre de ces religions. Jeune, par exemple,
jeune, il pourra s’intéresser davantage au taoïsme avec ses
techniques de santé, son yoga sexuel, les arts martiaux ; adulte et
marié, il pourra mettre l’accent sur la morale familiale et
sociale du confucianisme ; et lorsque vient l’âge du renoncement,
ou plus simplement lorsqu’il devra se défaire d’une habitude
nuisible, il pourra se tourner vers le bouddhisme. Un Japonais sera
shintoïste et bouddhiste. Et le Vietnamien converti au christianisme
pourra même, depuis peu, continuer à célébrer le culte
confucianiste des ancêtres.
Cette organisation entraîne
évidemment des conséquences importantes du point de vue du rapports
entre les institutions religieuses entre elles et avec l’état.
L'appartenance religieuse des
enfants de «couples mixtes» n'y posera pas les problèmes qu'elle
pose au Moyen-Orient ou en Inde. Si Y, qui pratique le taoïsme
— en même temps qu'il respecte la morale confucianiste, qu'il
sacrifie donc aux ancêtres, et qu'une de ses grand-mères
fréquentait les pagodes bouddhistes — épouse X, qui
préfère le bouddhisme, les enfants seront élevés dans le taoïsme
et le bouddhisme. Si ces enfants développent plus tard un intérêt
particulier pour l'une de ces deux religions, ou pour une troisième,
ils pourront, si cela leur convient, se définir de manière
permanente ou temporaire par l'étiquette correspondant à la
religion qu'ils préfèrent.
Entre les fidèles de ces trois
religions l'absence de conflits donnant naissance à des phénomènes
de type « pogrome », est remarquable. Serait-ce que ces
religions ou philosophies disposeraient davantage au pacifisme ? Ou
ne serait-ce pas plutôt que dans cette région du monde la
préférence pour une confession ne s'accompagne pas de pratiques ou
de règles endogames. Si l'on y retrouve comme partout ailleurs des
phénomènes d'endogamie de fait –
nationale, ethnique, linguistique ou socioéconomique –
l'endogamie religieuse y est absente. Jamais les États n'y ont
sanctionné des règles qui interdiraient le mariage, par exemple,
d'un bouddhiste avec une confucianiste.
Ce modèle extrême-oriental des rapports entre
religions peut-il aider nos sociétés occidentales et
méditerranéennes restées, au-delà et malgré la Révolution
française, programmées par des religions exclusives, à continuer
l’oeuvre des Lumières ? L'Europe doit-elle se convertir aux
religions chinoises ? Ou doit-elle ainsi que le souhaite Edgar Morin4
fonder sur un nouveau patriotisme de la biosphère, de la Terre-
Mère, une nouvelle religion qui reprenne « l'héritage de
toutes les religions universelles » lesquelles, si l'on
retrouvait « une tradition humaniste masquée ou effacée par
la modernité » apparaîtraient non plus comme opposées mais
comme complémentaires et « situées dans l'échange »5.
Sans aller jusque-là, ce qui risquerait peut-être d'ajouter une
religion à toutes celles (judaïsme, christianisme, islam...) qui,
fortes de leurs bonnes intentions, ont déjà voulu résumer,
assumer, dépasser et améliorer les précédentes, ne pourrions-nous
pas expérimenter, en leur appliquant le modèle extrême-oriental
des rapports entre appartenances religieuses ?
Le « modèle
extrême-oriental », n’est-il pas en fait beaucoup plus
« individualiste » que le modèle monothéiste, puisque
chacun y appartenant au départ à une, deux, ou trois
« religions »c'est l'individu plutôt que ses parents qui
par la suite décidera de puiser à telle ou telle source plutôt
qu'à telle autre, à moins que ce ne soit à plusieurs ? Par la
suite il pourra en changer ou mettre l’accent sur l’une ou
l’autre à différents moments de sa vie, sans crise de conscience
ou conflit, qu’il soit intérieur, privé, familial, ou public. Ce
modèle s’il est radicalement différent de celui qu’on observe
au Moyen-Orient, en Inde ou dans l’Europe chrétienne, où l’on
« hérite » traditionnellement de la religion de ses
parents, ne précéde-t-il pas l’Europe occidentale sur la route
qu’elle a prise depuis les Traités de Westphalie, et la Révolution
française.
L'Occident et l'Europe ne pourraient-ils trouver dans ce modèle éminemment individualiste de quoi revitaliser son modèle laïque d'intégration ? Le souhait de Monsieur Balladur, exprimé à l'occasion de sa visite en Chine en janvier 1994, de voir émerger « une certaine parenté entre les conceptions générales sur les droits de l'homme » entre la Chine et l'Occident peut sembler plus réaliste, à moyen terme, que l'espoir de voir les religions du tronc abrahamique envisager la contradiction entre la philosophie des droits de l'homme et leurs propres présupposés, supposant le caractère héréditaire de la foi ou de la conviction. Depuis le philosophe Mencius (IIIe siècle avant J.-C.), un des concepts clé du confucianisme, Jen (humanité), a donné en Chine naissance à des courants de pensée néo-confucianistes que l'on peut qualifier d'authentiquement humanistes.
L'obstacle à l'évolution de la Chine vers une conception des droits de l'homme qui se rapprocherait de la nôtre est certainement d’avantage celui des structures d'autorité traditionnelles — la famille, les lignages et l'État — que celui d'une structure communautaire, ethnique ou religieuse. Il n'est pas sûr que les premières mettent plus de temps que la seconde à se réaménager en se relativisant. Car la forme « État » s'est construite, en Chine comme en Occident, contre le pouvoirs des clans nobles et des communautés, qu'y représentaient les Églises et les appartenances religieuses. Cette forme « État » est une conditions sine qua non de la liberté de l'individu ainsi que Norbert Elias l'a magistralement démontré dans La dynamique de l'Occident. Car c'est bien « l'état de droit » qui libère l'individu des clans, des castes, et des communautés. Alors que les États européens se sont, plus que la Chine, émancipés de l'emprise des clans familiaux, cette dernière a peut-être mieux que l'Europe pu se garder de la féodalité des appartenances religieuses. En ce qui concerne la définition du religieux, il semble que l'Europe n'ait pas encore dégagé toutes les implications des droits de l'homme, deux siècles après leur proclamation.
Est-il illusoire d’imaginer une Europe où les partenaires des couples mixtes seraient encouragés à conserver chacun sa propre religion, les enfants de tels couples étant élevés dans les deux religions de leurs parents simultanément, quitte à l'âge de la majorité à choisir, à ne pas choisir, à choisir autre chose, ou à tout rejeter. Ne peut-on imaginer une Europe où l'on puisse être à la fois juif et musulman ; chrétien, bouddhiste et laïque ; catholique et juif, dans quelque combinaison que l'on voudra inventer ?
La religion est sans doute, avec la langue, un des conditionnements les plus fondamentaux du système nerveux et de l'esprit humains, de ceux qu'on pourrait comparer, dans une métaphore informatique, aux différents systèmes d'exploitation, ces programmes de base sans lesquels l'ordinateur ne peut utiliser aucun autre programme. L'on sait aussi que les systèmes d'exploitation de différentes marques (IBM, Macintosh, etc. ) sont incompatibles entre eux. Mais que l'on peut les rendre compatibles...
Comment rendre compatibles les différents « programmes » que sont les religions en présence en Europe et qui le seront toujours plus, de sorte que soit levé un des obstacles les moins souvent mentionnés, mais les plus redoutables, à la communication interpersonnelle, et dépassée l'absurdité d'un système où une des prérogatives essentielles de l'individu ou de la personne, l'opinion, la conviction, la pensée devient héréditaire.
Les religions ne sont-elles pas
aussi, ainsi que le suggère H.Hatzfeld6,
comme des langues, ayant toutes le même référent global
mais le « découpant » de différentes manières. Et
pourrait-on jamais prétendre qu'une langue est « plus vraie »
ou plus apte à exprimer la vérité qu'une autre ? Que le français
est plus vrai que l'anglais ? Ou que la « vérité »
s'exprime mieux en arabe qu'en sanscrit ?
La vigilance, et la résistance aux
tentatives d’intégration à la coutume ou aux droits nationaux des
« statuts personnels » (droits familiaux) inspirés des
différents droits canoniques des « religions du livre »
ou du dharma hindou ainsi que la promotion des mariages mixtes
dans l'Union européenne, assortis des conditions ci-dessus (liberté
absolue de religion pour les conjoints et mixité de l'éducation
religieuse des enfants) pourrait alors représenter cette procédure
susceptible de rendre progressivement compatible ce qui au départ ne
l'était pas.
Jacques Huynen
Anthropologue
Orientaliste
DEA en Histoire des religions
1« san
jiao » en chinois, « tam dao » en vietnamien.
2M.Granet,
La religion des Chinois, p. 153.
3Id.,
p. 157.
4Le
Monde, 23. 09. 88
5G.Balandier,
Le Monde, 24. 12. 93
6Les
racines de la religion, Seuil,
1993
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