Monday 29 October 2012


Le modèle extrême-oriental des « Trois religions »

Jacques Huynen
Anthropologue
DEA en Histoire des religions


Résumé : Les Extrême-Orientaux, l'Asie sinisée, ou l'Asie « à baguettes » comme disent certains, ont aussi une « théorie des 'trois religions' qui évoque celle, musulmane, des « trois religions du Livre ». Mais la ressemblance s'arrête là. En Extrême-Orient, la victoire du néo-confucianisme au 13e siècle EC n'a pas signifié la dévalorisation des religions concurrentes, loin de là.


Au-delà d'une ligne dessinée par l'Himalaya et les déserts d'Asie centrale (Chine, Tibet, Japon, Asie du Sud-Est) domine un type de relations entre les trois religions traditionnelles de l’Extrême-Orient sinisé complètement différent de celui qui caractérise celles qu’entretiennent les « trois religions du Livre » bien que ces dernières y soient aussi présentes depuis le VII e siècle, mais toujours restées minoritaires. Les trois religions1 ici en question sont évidemment celles qui ont depuis plus de trois millénaires formaté les sociétés extrême orientales, à savoir le taoïsme, le confucianisme et le bouddhisme - au Japon un animisme devenu shintoïsme au XIXe siècle, le bouddhisme, et le confucianisme.

Après une période de rapports parfois conflictuels ces religions s’y sont à partir du VIIIe EC progressivement amalgamées, avant qu’au XII-XIIIe siècle EC le néo-confucianisme issu de Zhu Xi formalise leurs relations, tant en Chine, qu’au Vietnam en Corée ou au Japon, sous l’idéologie «san jiao guiyi» ou «sanjiao yijiao» qui en affirme l’unité ou identité : ces trois religions n’en formeraient qu’une seule.

Cela peut nous étonner car si l’on peut dire que taoïsme et confucianisme, s’enracinant dans le terreau de l’animisme chinois, partagent une origine commune, ce n’est pas le cas du bouddhisme qui vient de l’Inde. De plus si leurs doctrines peuvent sur le plan métaphysique facilement s’accorder, elles diffèrent sensiblement par leurs philosophies morales et leurs implications sociales, bouddhisme et taoïsme prônant le retrait du monde tandis que le confucianisme prêche l’engagement familial et social.

Il est vrai que l'État chinois à certaines époques favorisa ou persécuta l'une ou l'autre de ces trois religions. Ainsi sous Mao le confucianisme fut-il sévèrement critiqué. Le bouddhisme eut à souffrir de persécutions violentes en 444, 626 et 845 après J.-C.2. Mais l'initiative de ces persécutions fut en général le fait des autorités, et l'hostilité du confucianisme au célibat des moines bouddhistes, par exemple, n’aboutit jamais à des phénomènes de type « pogrome » caractéristiques des relations entre religions du Livre. De toute manière aucune de ces persécutions ne furent durables et n'aboutirent à affaiblir le bouddhisme. Au terme d’une lutte non-sanglante entre la religion « officielle » (le confucianisme aristocratique et conservateur) d'une part, le taoïsme populaire et mystique et le bouddhisme d'autre part, la tendance syncrétique finit par s'imposer sans signifier la défaite ou la sujétion d'aucune de ces trois religions.

Ainsi que l’écrit Granet3 « la formule courante « les trois religions ne sont qu'une seule religion » signifie que les Chinois ne se répartissent pas en sectateurs de l'une ou l'autre des trois confessions ; dans des cas fixés par la tradition, ils font appel concurremment à des religieux bouddhistes ou taoïstes, [… ou] à des lettrés confucianistes ». Mais, au privé, le fait qu'un même individu puisse s'y réclamer de plusieurs religions ou philosophies à la fois signifie aussi que l’individu pourra à certains moments de sa vie éprouver une préférence personnelle pour l’une ou l’autre de ces religions. Jeune, par exemple, jeune, il pourra s’intéresser davantage au taoïsme avec ses techniques de santé, son yoga sexuel, les arts martiaux ; adulte et marié, il pourra mettre l’accent sur la morale familiale et sociale du confucianisme ; et lorsque vient l’âge du renoncement, ou plus simplement lorsqu’il devra se défaire d’une habitude nuisible, il pourra se tourner vers le bouddhisme. Un Japonais sera shintoïste et bouddhiste. Et le Vietnamien converti au christianisme pourra même, depuis peu, continuer à célébrer le culte confucianiste des ancêtres.

Cette organisation entraîne évidemment des conséquences importantes du point de vue du rapports entre les institutions religieuses entre elles et avec l’état.

L'appartenance religieuse des enfants de «couples mixtes» n'y posera pas les problèmes qu'elle pose au Moyen-Orient ou en Inde. Si Y, qui pratique le taoïsme — en même temps qu'il respecte la morale confucianiste, qu'il sacrifie donc aux ancêtres, et qu'une de ses grand-mères fréquentait les pagodes bouddhistes — épouse X, qui préfère le bouddhisme, les enfants seront élevés dans le taoïsme et le bouddhisme. Si ces enfants développent plus tard un intérêt particulier pour l'une de ces deux religions, ou pour une troisième, ils pourront, si cela leur convient, se définir de manière permanente ou temporaire par l'étiquette correspondant à la religion qu'ils préfèrent.

Entre les fidèles de ces trois religions l'absence de conflits donnant naissance à des phénomènes de type « pogrome », est remarquable. Serait-ce que ces religions ou philosophies disposeraient davantage au pacifisme ? Ou ne serait-ce pas plutôt que dans cette région du monde la préférence pour une confession ne s'accompagne pas de pratiques ou de règles endogames. Si l'on y retrouve comme partout ailleurs des phénomènes d'endogamie de fait nationale, ethnique, linguistique ou socioéconomique l'endogamie religieuse y est absente. Jamais les États n'y ont sanctionné des règles qui interdiraient le mariage, par exemple, d'un bouddhiste avec une confucianiste.

Ce modèle extrême-oriental des rapports entre religions peut-il aider nos sociétés occidentales et méditerranéennes restées, au-delà et malgré la Révolution française, programmées par des religions exclusives, à continuer l’oeuvre des Lumières ? L'Europe doit-elle se convertir aux religions chinoises ? Ou doit-elle ainsi que le souhaite Edgar Morin4 fonder sur un nouveau patriotisme de la biosphère, de la Terre- Mère, une nouvelle religion qui reprenne « l'héritage de toutes les religions universelles » lesquelles, si l'on retrouvait « une tradition humaniste masquée ou effacée par la modernité » apparaîtraient non plus comme opposées mais comme complémentaires et « situées dans l'échange »5. Sans aller jusque-là, ce qui risquerait peut-être d'ajouter une religion à toutes celles (judaïsme, christianisme, islam...) qui, fortes de leurs bonnes intentions, ont déjà voulu résumer, assumer, dépasser et améliorer les précédentes, ne pourrions-nous pas expérimenter, en leur appliquant le modèle extrême-oriental des rapports entre appartenances religieuses ?

Le « modèle extrême-oriental », n’est-il pas en fait beaucoup plus « individualiste » que le modèle monothéiste, puisque chacun y appartenant au départ à une, deux, ou trois « religions »c'est l'individu plutôt que ses parents qui par la suite décidera de puiser à telle ou telle source plutôt qu'à telle autre, à moins que ce ne soit à plusieurs ? Par la suite il pourra en changer ou mettre l’accent sur l’une ou l’autre à différents moments de sa vie, sans crise de conscience ou conflit, qu’il soit intérieur, privé, familial, ou public. Ce modèle s’il est radicalement différent de celui qu’on observe au Moyen-Orient, en Inde ou dans l’Europe chrétienne, où l’on « hérite » traditionnellement de la religion de ses parents, ne précéde-t-il pas l’Europe occidentale sur la route qu’elle a prise depuis les Traités de Westphalie, et la Révolution française.

L'Occident et l'Europe ne pourraient-ils trouver dans ce modèle éminemment individualiste de quoi revitaliser son modèle laïque d'intégration ? Le souhait de Monsieur Balladur, exprimé à l'occasion de sa visite en Chine en janvier 1994, de voir émerger « une certaine parenté entre les conceptions générales sur les droits de l'homme » entre la Chine et l'Occident peut sembler plus réaliste, à moyen terme, que l'espoir de voir les religions du tronc abrahamique envisager la contradiction entre la philosophie des droits de l'homme et leurs propres présupposés, supposant le caractère héréditaire de la foi ou de la conviction. Depuis le philosophe Mencius (IIIe siècle avant J.-C.), un des concepts clé du confucianisme, Jen (humanité), a donné en Chine naissance à des courants de pensée néo-confucianistes que l'on peut qualifier d'authentiquement humanistes.

L'obstacle à l'évolution de la Chine vers une conception des droits de l'homme qui se rapprocherait de la nôtre est certainement d’avantage celui des structures d'autorité traditionnelles — la famille, les lignages et l'État — que celui d'une structure communautaire, ethnique ou religieuse. Il n'est pas sûr que les premières mettent plus de temps que la seconde à se réaménager en se relativisant. Car la forme « État » s'est construite, en Chine comme en Occident, contre le pouvoirs des clans nobles et des communautés, qu'y représentaient les Églises et les appartenances religieuses. Cette forme « État » est une conditions sine qua non de la liberté de l'individu ainsi que Norbert Elias l'a magistralement démontré dans La dynamique de l'Occident. Car c'est bien « l'état de droit » qui libère l'individu des clans, des castes, et des communautés. Alors que les États européens se sont, plus que la Chine, émancipés de l'emprise des clans familiaux, cette dernière a peut-être mieux que l'Europe pu se garder de la féodalité des appartenances religieuses. En ce qui concerne la définition du religieux, il semble que l'Europe n'ait pas encore dégagé toutes les implications des droits de l'homme, deux siècles après leur proclamation.

Est-il illusoire d’imaginer une Europe où les partenaires des couples mixtes seraient encouragés à conserver chacun sa propre religion, les enfants de tels couples étant élevés dans les deux religions de leurs parents simultanément, quitte à l'âge de la majorité à choisir, à ne pas choisir, à choisir autre chose, ou à tout rejeter. Ne peut-on imaginer une Europe où l'on puisse être à la fois juif et musulman ; chrétien, bouddhiste et laïque ; catholique et juif, dans quelque combinaison que l'on voudra inventer ?

La religion est sans doute, avec la langue, un des conditionnements les plus fondamentaux du système nerveux et de l'esprit humains, de ceux qu'on pourrait comparer, dans une métaphore informatique, aux différents systèmes d'exploitation, ces programmes de base sans lesquels l'ordinateur ne peut utiliser aucun autre programme. L'on sait aussi que les systèmes d'exploitation de différentes marques (IBM, Macintosh, etc. ) sont incompatibles entre eux. Mais que l'on peut les rendre compatibles...

Comment rendre compatibles les différents « programmes » que sont les religions en présence en Europe et qui le seront toujours plus, de sorte que soit levé un des obstacles les moins souvent mentionnés, mais les plus redoutables, à la communication interpersonnelle, et dépassée l'absurdité d'un système où une des prérogatives essentielles de l'individu ou de la personne, l'opinion, la conviction, la pensée devient héréditaire.

Les religions ne sont-elles pas aussi, ainsi que le suggère H.Hatzfeld6, comme des langues, ayant toutes le même référent global mais le « découpant » de différentes manières. Et pourrait-on jamais prétendre qu'une langue est « plus vraie » ou plus apte à exprimer la vérité qu'une autre ? Que le français est plus vrai que l'anglais ? Ou que la « vérité » s'exprime mieux en arabe qu'en sanscrit ?

La vigilance, et la résistance aux tentatives d’intégration à la coutume ou aux droits nationaux des « statuts personnels » (droits familiaux) inspirés des différents droits canoniques des « religions du livre » ou du dharma hindou ainsi que la promotion des mariages mixtes dans l'Union européenne, assortis des conditions ci-dessus (liberté absolue de religion pour les conjoints et mixité de l'éducation religieuse des enfants) pourrait alors représenter cette procédure susceptible de rendre progressivement compatible ce qui au départ ne l'était pas.


Jacques Huynen
Anthropologue
Orientaliste
DEA en Histoire des religions

1« san jiao » en chinois, « tam dao » en vietnamien.
2M.Granet, La religion des Chinois, p. 153.
3Id., p. 157.
4Le Monde, 23. 09. 88
5G.Balandier, Le Monde, 24. 12. 93
6Les racines de la religion, Seuil, 1993

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